Lorsque les guides emmenaient les clients et les chiens camper quatre jours sur le lac Inari, il fallait, à leur retour, que quelqu’un aille se planter au carrefour utilisé par d’autres compagnies de traineau et par des motoneiges, pour assurer la circulation. Le guide nous prévenait de son arrivée par radio, et c’était souvent moi qui devais alors partir en courant dans les collines pour aller à la réception. L’on préparait le sauna et le repas pour les clients qui revenaient, et Vincent et nos mentors étant plus rapides que moi dans l’exécution de ces tâches, il était cohérent que ce soit moi qui aille à la rencontre du raid. Ce que je voyais de prime abord comme une corvée devint un de mes moments préférés au cours de ces semaines si rudes, dont je comptais les jours avec un peu de honte -n’avais-je pas désiré être là de tout mon coeur, quelques mois plus tôt ? Pourquoi était-ce si difficile pour moi, et pas pour les autres ?
Escalader seul la colline en écoutant le vent souffler et parfois les oiseaux chanter, la neige crisser sous mes bottes, admirer la forêt qui recouvrait les pentes du territoire aussi loin que portait mon regard, m’apportaient un semblant de sérénité au milieu de ce que je vivais comme un chaos de souffrance et d’épuisement. C’était les moments de grâce qui donnaient du sens à cette aventure. Quand les chiens m’écoutaient. Quand j’arrivais à fendre une bûche d’un coup de hache. Quand mon feu prenait immédiatement et brûlait gaiement toute la matinée. La fois où Charly m’envoya tout seul remonter une partie du chemin de promenade avec un traineau accidenté qui ne pouvait plus être utilisé, Alika en tête de mon attelage. Les silhouettes d’un troupeau de rennes entre les troncs des pins rendus orange par la lumière du soleil. Le retour du soleil, quelque part entre février et mars -la voix de Vincent qui m’appelle depuis derrière la cabane de Charly, le seul endroit atteint par la lumière. Faire seul le chemin de quelques minutes jusqu’au croisement, entendre les voix des humains qui encouragent les chiens, les voir débouler dans le lointain, les corps fumant dans la lumière.
(J’aurais dû prendre plus de photos.)
Déneiger était considéré par Vincent comme la tâche la plus ingrate et il est vrai que nous nous y brisions les reins. Mais je trouvais reposant ce travail régulier et stupide qui ne me faisait pas craindre de faire une erreur -il n’y a pas trente six manière de pelleter de la neige. La seule chose qu’on pouvait nous reprocher était le temps que nous y passions et comme au fond c’était nous qui en souffrions le plus, il nous était facile d’ignorer ce type de remarque.
Je suis ce qu’on appelle un people pleaser. Je tremble à l’idée de décevoir, de ne pas correspondre à ce qu’on attend de moi. C’est un handicap constant dans ma vie quotidienne contre lequel je lutte, mais c’est aussi un bon indicateur de dépassement de mes limites. Avant la fin du séjour, je me fichais complètement de savoir ce que mes mentors pensaient de mon travail. J’étais trop fatigué pour m’en soucier, mon état général d’épuisement et de douleur quasi constant démontrait, en tous cas à moi, que je faisais réellement de mon mieux. Rendu là, la moindre remarque me passait complètement au dessus de la tête, moi qui les avais reçu par le passé comme autant de coups de poignards.
Ce fut le premier signe que je n’avais pas été cambriolé mais que j’avais bien fait un échange -pas forcément une bonne affaire, mais un échange tout de même.
L’heure du dîner des clients était souvent un branle bas de combat général pour ceux qui étaient d’astreinte. Il fallait allumer le feu dans la kota au bon moment, ni trop tôt ni trop tard, et mettre à chauffer l’eau pour la soupe. Le tonneau plein devait être à sa place, descellé, et ne pas contenir de glace. La théière devait être pleine et au dessus du feu. La table mise. Le liquide vaisselle, les torchons et les éponges à leur place. Les plats dans le four de la cuisine, prêts à être servis, et ceux d’entre nous chargés ce soir d’animer le repas devaient être à la porte. Si quoi que ce soit manquait au moment où les clients se présentaient à la kota, les mentors me fusillaient du regard.
Je ne sais plus si l’on était en mars ou en avril, mais c’était l’heure du dîner et l’on avait depuis longtemps mélangé les tonneaux du campement. En l’occurence, il y avait un tonneau plein de disponible pour la kota mais il était dans la cabane de Charly, en haut d’une pente glissante, et personne n’avait remis les luges à leurs places. Mon mentor piétinait : l’on avait déjà appelé les clients pour le dîner.
N’ayant tout bonnement pas d’autre option, je montais en courant chez Charly, et redescendais en transportant le tonneau plein à bout de bras. Je ne pouvais ni le traîner ni même le poser dans la neige pour faire une pause, car alors la neige accrochée sur le tonneau aurait fondu une fois dans la kota, ce qui aurait crée des flaques d’eau sur le plancher, qui auraient par la suite gelé et sur lesquels les clients auraient pu glisser, bref, du travail supplémentaire dont personne ne voulait.
Mon mentor me l’enleva des mains dès qu’il me vit arriver en m’intimant de faire attention à mon dos, comme si la douleur pouvait encore avoir de l’importance à ce stade. Comme si elle en avait jamais eu au cours des mois passés.
Ce tonneau dont je ne pouvais pas seul faire passer les portes en novembre, en mars je pouvais le transporter à la force des bras sur la distance séparant la cabane de Charly de la kota.
Mon dos resterait à jamais douloureux, mais je ne m’étais jamais senti si fort.
L’on me proposa de participer au dernier raid de la saison. Les clients en étaient tous revenus avec des étoiles plein les yeux, et une grippe m’avait empêché d’y aller la semaine passée. Je me laissais tenter. L’on chargea les traineaux de bois, de duvets arctiques monstrueux, de tapis de sol et de peaux de renne. Il fallait également transporter une pelle, une ou deux haches, une scie, une trousse de secours, toutes sortes d’outils, du matériel de cuisine, de la nourriture pour les humains, et des croquettes et de la viande pour les chiens. Sur le campement il commençait à faire doux à nouveau, les températures remontaient, on était en mars. Sur la rivière puis sur le lac, avec le vent, l’on descendit jusqu’à -20.
J’avais réclamé Manu, un mâle noir et blanc, en chien de tête. C’était un tête en l’air dont la joie et l’objectif étaient de pisser sur toutes les choses. Il avait la manie de s’arrêter pour cette raison précise à chaque arbre, chaque caillou, chaque piquet et chaque monticule de neige sur le chemin. Pour l’en empêcher, je devais constamment le surveiller et, si je le voyais tourner la tête, lui rappeler son devoir en criant « Manu, non ! Devant, mon chien ! Devant ! C’est très bien. » Je l’avais spécifiquement demandé à Charly car on me reprochait souvent de ne pas assez surveiller mes chiens lorsque je pilotais. Devoir constamment surveiller Manu pour l’empêcher de s’arrêter tous les deux mètres m’assurerait de garder les yeux sur mon attelage.
Pour le premier bivouac, Charly nous arrêta sur une île du lac proche de l’embouchure de la rivière par laquelle nous étions arrivés. J’avais eu un peu froid pendant le trajet, car si le soleil nous réchauffait rapidement à chaque arrêt, le vent glacé se faufilait sous mon épais manteau arctique avec la vitesse de mon traineau, et mes moufles trouées par la coupe du bois protégeaient mal mes mains. Charly nous envoya faire un trou dans la glace afin de nous fournir en eau pour le repas du soir. En cette saison, elle était si épaisse, qu’il nous fallu creuser un long moment, et au soleil l’effort nous réchauffa si vite que l’on termina notre tâche en tee shirt, les manches relevées.
À l’heure de me déshabiller pour entrer dans mon duvet, je décidais d’agir avec méthode. Si j’étais suffisamment rapide, je n’aurais pas le temps d’avoir froid. Je retirai précipitamment mon tee shirt afin de me changer. Il faisait, d’après Charly, -18 degrés celsius. Je posais mon tee shirt dans mon duvet pour ne pas avoir à mettre des habits gelés le lendemain. Je pris mon temps pour me changer et m’installer pour la nuit.
Je ne souffrais pas du froid.
Il me mordait les épaules, les bras, le dos et le ventre, puis les jambes lorsque je me débarrassais de mon pantalon de ski. Je ne le sentais pas moins qu’au début du séjour.
Simplement, il ne me gênait plus.
Je suis rentré depuis plus d’un an maintenant et lorsqu’il fait lourd ou humide, mes hanches me font souffrir. Un vieille blessure datant d’un séjour de snowboard s’est remise à me faire mal à l’occasion, et mon autre genoux a décidé de l’imiter. Il est plus facile de compter les jours où je n’ai pas mal au dos que l’inverse. L’auriculaire et l’annulaire de ma main droite se raidissent encore occasionnellement, et se replient les premiers et le plus loin lorsque je relâche les muscles de ma main.
La force physique et la résistance au froid et à la déception d’autrui que j’avais développé en Laponie sont en grande partie restées là bas, dans la forêt boréale. La nuit, il m’arrive de la visiter en songe. Chaque aboiement de chien me fait tourner la tête, comme Manu lorsqu’il y a un arbre. Je cherche en vain des aurores boréales par ciel clair, et je m’échine sur le rameur et le mur d’escalade à retrouver la musculature avec laquelle j’ai quitté le campement. Mais je sais au fond de moi que c’est impossible.
J’ai échangé ma santé physique contre une force de petit dieu nordique, mais le pouvoir de l’être avec qui j’ai marchandé a un rayon d’action limité et, si je veux un jour revoir la couleur de mon bénéfice, il me faudra à nouveau franchir le cercle polaire. Alors si vous voyagez un jour tout au nord de l’Europe, surveillez vos paroles et be careful what you wish for. On ne sait jamais ce qui nous écoute entre les arbres, et à quelles oreilles le vent d’hiver porte nos prières.