J’ai passé mes années universitaires à râler (principalement en période d’examens) que j’en avait ras le pompon de leurs conneries et que si ça continuait comme ça j’allais tout plaquer et partir faire du chien de traîneau en Laponie.
Comme je suis un peu têtu et que mama didn’t raise no quiter, j’ai quand même attendu d’avoir terminé mes études, mais je n’ai pas laissé passer six mois avant de disparaître dans la forêt boréale qui couvre une partie du nord de la Finlande. J’ai franchi le cercle polaire et j’ai poursuivi mon chemin sur encore 300 bornes pour rejoindre un campement perdu dans les bois. Là vivaient trois français et 34 chiens, 35 si on compte le husky de Vincent (frère des neiges !), le deuxième volontaire venu vivre cette aventure baroque et légèrement ridicule dans le grand froid.
J’étais sorti de ma zone de confort au volant d’une voiture de course et j’avais roulé plusieurs jours sur l’autoroute de l’aventure. J’étais tellement loin de ma zone de confort que je pouvais plus la voir ni à la jumelle ni au téléscope.
J’étais, en un mot, loin.
Mais y avait trente-cinq chiens, des clous à planter, du bois à couper, et la promesse de six mois de neige et de traîneau devant nous. La peur n’existait pas. Juste la certitude qu’être là allait tout changer.
Cette année là, la neige fut en retard. Les premiers clients de la saison devaient arriver la semaine de Noël. Il était prévu de commencer les entraînements des chiens (et de Vincent et moi, qui n’avions pas ou à peine touché à des traîneaux avant) dès les premières chutes de neige. Elles ne vinrent pas.
Je me levais chaque matin, je m’extirpais de mon duvet et je pestais face à mon incapacité à faire partir un feu. Je rejoignais Charly et Vincent dans la cuisine pour manger des oeufs et prendre le café. Et le sol demeurait gelé, glissant, mais sans neige.
Il y eut une première chute vers le début décembre, qui fondit un ou deux jours plus tard.
Chaque jour, j’adressais des prières anonymes destinées à tout le monde et à personne en même temps. Je répétais dans ma barbe, en coupant du bois, en buvant du thé, en brossant les chiens, qu’en échange de neige, je donnerais volontiers ma sueur, mon énergie, ma force mentale et physique, mon enthousiasme et mon travail. Je me promettais de me démener tout l’hiver, si seulement la neige voulait enfin venir.
Peut-être que je n’aurais pas du faire des promesses dans le vent. Dans les villes où j’ai vécu, en France, en Angleterre et au Canada, personne n’écoute quand on marmonne, quand on prie, quand on saute d’un pavé à l’autre pour ne pas marcher sur les lignes sans trop savoir pourquoi. Mais dans le Nord, qui sait ce qui se balade entre les pins sylvestres et les boulots à l’écorce fine, parfaite pour allumer le feu ? Qui sait à quelles oreilles parviennent les coups de hache, le craquement des branches qu’on casse et les éclaboussures provoquées par le seau du puits lorsqu’on le jette tout au fond pour se servir ?
Les démons, les esprits et les faes sont invisibles et silencieux. Mais ça ne veut pas dire que iels ne sont pas là. Ça ne veut pas dire que iels n’écoutent pas les prières et ne prennent pas les marchandages.
La neige finit enfin par arriver, je ne sais plus quand exactement, au moins une semaine avant l’arrivée des premiers clients, peut-être un peu plus tôt que ça. Le froid descendit sur le campement, et il devint nécessaire d’apprendre à réellement faire du feu. Les matins où je n’y arrivais pas annonçaient de mauvaises journées. Les chiens, que jusqu’ici on avait lâché par groupes dans un parc grillagé pour les faire se défouler, devaient être attelés chaque matin. Le camp se situait à cheval sur deux pentes de colline. Les entraînements débutaient par une longue marche vers le haut, en poussant les traîneaux dans la pente et en pataugeant dans la poudreuse.
« Devant, mes chiens ! Devant ! » Ma voix partait dans les aiguë. Je m’arcboutais sur mon traîneau, je transpirais sous le blouson et le bonnet qu’on m’avait pourtant prévenu d’enlever avant de commencer la monté. En me voyant me déshabiller une fois en haut de la colline, mes mentors me jetaient des coups d’oeil agacés et impatients.
Transpirer par température négative est dangereux. Toute goutte d’eau est une goutte de gel, et la sueur refroidit sur les habits et les peaux dans la descente. Quand j’y pense je me dis qu’il n’y avait pas de quoi tirer la tronche -c’était mon problème, après tout, et j’apprendrais sans doute en ayant froid. Une des choses que cette aventure a confirmé pour moi c’est que je ne suis pas sensible aux méthodes éducatives qui impliquent de sermonner l’apprenant. J’ai besoin de faire une erreur pour apprendre à ne pas la refaire. J’apprends sur le tas, en imitant, et en réfléchissant à ce que je peux faire mieux, ou moins mal.
On alla avec Charly et Vincent dormir deux nuits dehors, pour apporter une tente et du bois de chauffage sur un lieu de campement destiné à nos clients. Il ne faisait pas froid, 5 ou -5 degrés celsius, je ne sais plus, mais je n’en avais pas conscience. J’avais mis le pied dans un trou d’eau en marchant sur la glace et le feu ne me réchauffait pas vraiment. Je dormis peu et mal, ces deux nuits, et au retour je fis la promesse de ne pas retourner en raid.
Les tonneaux d’eau qu’il nous fallait remplir, pour la yourte des clients, pour la cuisine, la kota où se prenaient les repas et pour mon propre usage, pesaient très lourds. Ceux du sauna étaient pires : je ne pouvais pas les déplacer sans l’usage d’une luge, et impossible de les soulever pour leur faire passer les chambranles des portes sans l’aide de Charly ou de Vincent. Le soir, faire la vaisselle au dessus du poêle m’endolorissait le dos au point que je devais m’allonger sur le plancher glacé pour m’apaiser. Je me brûlais fréquemment les mains dans les divers feux du campement, et le soir je devais choisir entre garder mes mains hors de mon duvet et avoir très froid, ou les rentrer sous les couverture et souffrir le martyr à cause de la chaleur. Le matin, je devais me tourner sur le côté pour soulager mon dos à nouveau, et l’auriculaire et l’annulaire de ma main droite se réveillaient raides et douloureux, coincés en position pliée.
Une des techniques de survie par grand froid est de boire beaucoup, car l’absorption de liquides favorise la circulation du sang. L’eau de mon tonneaux étant au mieux glacée, je gardais perpétuellement une théière pleine posée sur mon poêle à bois, et ne buvais pour ainsi dire rien d’autre que du thé. J’en buvais beaucoup, et pour cette raison je me réveillais invariablement une fois par nuit pour aller pisser. La nuit, la température intérieure de ma yourte variait entre 10 degrés (lorsque la température extérieure était supportable et/ou qu’on avait fait de grands feux la veille) et -10 les nuits les plus froides. Sortir de mon duvet me demandait un effort extrême. Je finis par calculer que si j’étais suffisamment rapide, en gardant mon pull et mes bottes à portée de main, il s’écoulait trois minutes entre le moment où je quittais mon lit et celui où je le regagnais. L’effort n’en était pas moins grand.
Les nuits de pleine lune, par temps clair, on y voyait comme en plein jour. La lumière se reflétait sur la neige, les branches des arbres et les toits des bâtiments. Bien sûr il suffisait que j’ouvre ma porte pour que les chiens se mettent à aboyer -ils aboyaient au moindre de nos mouvements. J’imagine qu’il y avait dans nos vas et viens matière à excitations pour eux, qui ne vivaient que par et pour notre affection et notre présence. « Vincent descend ! Vincent descend ! Vincent descend ! » « Charly monte ! Charly monte ! Charly monte ! » « Jo ouvre la porte ! Jo ouvre la porte ! Jo ouvre la porte ! » S’ils avaient su parler je doute qu’ils aient pu nous expliquer ce qu’il y avait d’excitant là dedans. J’y repense avec tendresse -l’amour d’un chien est pur, sans arrière pensée, sans non dits, sans manipulation. Il n’y a rien de plus heureux qu’un chien qui entend ou aperçoit quelqu’un qu’il aime. Kamalak se mettait à sauter si on venait à sa rencontre, pour manifester sa joie ou pour nous inciter à jouer avec lui. Taziri s’enroulait autour de moi comme un petit donut de bonheur, en haletant et en agitant la queue. Koa grimpait précipitamment sur le toit de sa niche. Alika levait un museau paresseux et se pelotonnait contre ma cuisse.
J’y repense aujourd’hui avec tendresse mais les aboiements et les chants des chiens ont autant de pouvoir enthousiasmant qu’hypnotique, et deviennent vite la source d’un agacement qui peut facilement tourner à la colère quand la journée a été longue et difficile. On me répétait souvent que crier ne servait à rien -nos mentors poussaient un cri, un seul, parfois deux, jamais davantage. Si les chiens persistaient, ils descendaient dans le chenil avec un bâton -dont ils ne frappaient jamais autre chose que les arbres ou les niches, mais la menace suffisait à les faire obéir.
De mon autorité inexistante, les chiens, sans doute, faisaient une plaisanterie. Oh, il arrivait qu’ils se taisent sur mon ordre, mais le silence durait rarement plus d’une minute.
Curieusement, nous qui avions du mal à les faire taire, Vincent et moi avions un jeu : après la distribution du repas, si nous étions de bonne humeur, nous imitions le hurlement des chiens pour les inciter à chanter avec nous. Cela fonctionnait à chaque fois, et occasionnellement agaçait nos mentors, surtout s’il y avait du monde au campement.