Il y a des livres que j’adore car ils m’emmènent randonner dans des coins de littérature qui m’exaltent, me font rire, geindre, ou juste me mettent à l’aise car je les connais bien. Il y a de bons vieux classiques qui reprennent avec brio des tropes et des twists déjà bien connus, des courses poursuite dans l’espace, des quêtes épiques, des voyages dans le temps, des conversations du tac au tac et des envolées lyriques de ménestrels frustrés. Rédigés avec la beauté d’une plume bien aiguisée, ou bien avec l’audace d’un langage volontairement outrancier, plaqué à l’état sauvage sur la page.
Tous me mettent en joie.
Et puis il y a des textes qui me donnent l’impression d’avoir découvert tout un coin de littérature dont jusqu’ici j’ignorais l’existence. Des lectures qui élargissent ma conception de l’art de l’écrit. C’est l’effet que m’ont fait Un éclat de givre, d’Estelle Faye, et Point du Jour, de Léo Henry, par exemple. Deux récits qui sortent de l’ordinaire et proposent, par leur contenu ou par leur forme, des manières de raconter une histoire que jusqu’ici je n’avais pas envisagé.
À présent voilà que j’ai la tête dans Souviens-toi des monstres, de Jean-Luc A. D’Asciano (éditions Aux Forges de Vulcain). Dans un premier temps il me semble que j’arpente un sentier vaguement familier, celui des histoires qui commencent in media res, sans jamais vraiment s’encombrer de présenter qui que ce soit ni d’introduire l’univers un tant soit peu. Je découvre au fil de ma lecture, aux prénoms des personnages et en faisant des déductions par rapport à leurs modes de vie et technologies, dans quel pays et à quelle époque se déroule l’action. J’avance, et je m’aperçois que ce n’est pas exactement notre monde, mais une autre version de lui, un poil plus sombre et plus encombré de toutes sortes de monstres, littérales et métaphoriques. Bref, j’ai déjà vu ça ailleurs mais pas souvent, et c’est quelque chose qui me plaît alors je suis ravi de cette occasion de reprendre un chemin jusque là peu arpenté.
Quelques chapitres plus tard, je poursuis ma lecture avec un crayon dans la bouche, que j’ai sorti pour souligner une phrase. J’en trouve deux autres que je veux pouvoir retrouver facilement pour les lires, les étudier, les savourer, essayer de comprendre ce qu’elles ont de particulier. Il y a quelque chose dans la forme que je n’arrive pas à définir, et qui m’est étranger. Ma curiosité et ma soif de renouvellement dans les structures et les formes narratives sont piqués. Souviens toi des monstres est d’une contrée inexplorée, le sentier sous mes pas a perdu sa familiarité, je suis en territoire inconnu et moi, le voyageur, c’est exactement ce que je recherche et que j’aime. Voilà un texte dont la forme s’avérait de prime abord classique, au rythme et au style confortables et agréables, mais ce n’était qu’une illusion pour m’entraîner plus loin dans ma lecture en me laissant porter par ce que je prenais pour un courant familier. C’est comme marcher dans une forêt où je crois être déjà venu, et y trouver des espèces d’arbres et de plantes que je n’avais jamais vu avant.
Ce genre de chose en effraient certains. Et c’est vrai qu’il y a une part d’anxiogène dans cette idée de lire à l’aveuglette, de découvrir mes propres émotions et ressentis au moment où ils se produisent en s’associant pour la première fois à une écriture particulière.
L’atmosphère même du récit relève également de l’étranger pour moi. Il règne dans le monde des frères siamois un air d’horreur un peu baroque, à la Snowpiercer (le film) ou à la Willy Wonka… Mais avec plus de subtilité. L’univers semble en équilibre précaire entre un récit classique d’horreur à la fois sociale et surnaturelle, et un récit plus hybride, plus mystérieux dans son identité. Le Troisième frère et Mosca se contentent-ils vraiment de faire les poches des bourgeois ? Quelle place occupe réellement Domenico dans le destin des jumeaux ? Est-ce un démon qui a écrit le livre de Giovanito ? Qui habite la forteresse et dirige ses militaires ? Rien n’est jamais énoncé clairement, seulement suggéré au détour d’une phrase ou dans un bout de dialogue -lesquels contiennent toujours trop ou trop peu d’incises, c’est distrayant, et sans doute est-ce l’objectif. Certains personnages n’ont pas de noms, on les découvre plus tard ou bien jamais. Le récit nous est raconté par l’un de ses protagonistes, ce qui, bien entendu, rend le narrateur indigne de confiance, mais le rend également vulnérable à chaque évènement -dont on sait qu’il ressortira vivant puisqu’il raconte l’histoire.
Comme chaque récit, Souviens toi des monstres est un marché passé entre l’auteur et le lecteur. D’Asciano nous promet quelque chose en échange de notre attention. Mais le récit est construit de telle manière qu’il est impossible de savoir ce qu’on a marchandé avant d’avoir consommé le texte dans son intégralité. Peut-être même me faudra-t-il le relire !
Et je m’en trouve comblé !