Quand j’étais enfant, j’étais fan de Tintin. Je les ai tous lu et je regardais souvent le dessin animé. Mon préféré, c’était Tintin au Tibet. L’amitié a toujours été quelque chose de très important pour moi, même quand j’étais très jeune, et j’aimais beaucoup l’idée de Tintin refusant la réalité de la mort de Chang, refusant de tenir compte des dangers mortels de l’Himalaya et des probabilités quasi inexistantes de retrouver son ami. Ça me parlait, cet aventurier qui, juste parce qu’il avait rêvé que Chang l’appelait à l’aide, insistait pour escalader les plus hauts sommets du monde pour aller à son secours.
J’avais un meilleur ami à l’époque, un garçon qui s’appelait Dylan. On se connaissait depuis nos six ans et on jouait souvent à être des sorciers à cause d’Harry Potter. On s’étais connus en primaire, et nos mères nous envoyaient en colonie de vacances ensemble à l’UCPA. On adorait ça, et on était inséparables.
J’avais déjà beaucoup trop d’imagination, alors quand je lisais Tintin au Tibet, j’imaginais que c’était Dylan qui avait disparu dans l’Himalaya suite à un crash d’avion, et que je me portais à son secours. J’avais la certitude que si quelque chose arrivait un jour à mon meilleur ami, je viendrais aussitôt le sauver, quitte à traverser des océans, escalader des montagnes et affronter des jungles pleines de prédateurs.
J’aimais beaucoup Dylan. On partageait plein de choses, on faisait des pyjamas party chez ses parents ou chez les miens. On faisait des blagues par téléphone, à l’école on se faisait punir pour un peu tout et n’importe quoi. On avait inventé un langage inspiré du latin pour « faire de la magie ». Bref, on était sur la même longueur d’ondes, et cette amitié est sans doute une des meilleures choses qui me soient arrivées.
En 2020, je suis parti en Inde pour assister à un mariage et j’en ai profité pour faire un voyage d’un mois qui s’est achevé à Kathmandu. J’avais décidé de y aller par voie de terre, alors je suis parti de Varanasi en train vers 1h du matin. Sur le quai de la gare, au milieu de macaques chapardeurs, de pèlerins qui s’en allaient, de familles nombreuses et de quelques backpackers, j’ai fait la connaissance d’un Polonais qui entreprenait le même périple que moi. N’étant pas dans les mêmes wagons, l’on s’est entendus pour se retrouver à l’arrivée du train pour chercher ensemble un transport jusqu’à la frontière du Népal.
Le trajet en train fut épique. J’avais pris un billet en sleeper, c’est-à-dire la toute dernière classe des trains indiens, celles qu’on voit dans les films : les wagons bondés sans vitres aux fenêtres, sans climatisations, sans linge de lit, sans rien. Le wagon débordait de passagers. Beaucoup avaient renoncé à dormir cette nuit là et voyagèrent debout dans les allées et devant les toilettes. Je partageais mon compartiment avec une famille nombreuse, et je dus me serrer sur une couchette en compagnie de la mère et du plus jeune de ses enfants. Le père dormait à même le sol, avec un autre enfant sur la poitrine, et un troisième avait été déposé sur une des couchettes supérieures en compagnie d’un adulte dont je n’étais pas certain qu’il fasse partie de la famille. Lorsque je me réveillais au beau milieu de la nuit pour aller au toilettes et ne retrouvais pas mes chaussures, disparues sous les corps et les bagages, la mère me tendit sans un mot ses sandales. Je ne parlais ni Hindou ni Bengali ni aucun des dialectes de l’Inde, et cette famille ne comprenait pas l’anglais, mais ce n’en fut pas moins une bonne nuit, bien qu’un peu fraiche -j’avais oublié mon pull dans ma guest house de Varanasi.
À l’aube, je retrouvais le Polonais sur le quai de la gare. J’avais lu sur internet un article de blog détaillant le trajet jusqu’à la frontière et je nous fis traverser une place et passer au pied de la statue d’un cavalier. Comme promis, les bus se trouvaient de l’autre côté, et nous montâmes en marche, interpellés par les employés de la compagnie de transport qui voyageaient sur le marche pied et hurlaient les destinations du véhicule à la cantonade à chaque arrêt. Le bus était encore plus bondé que notre train. Je profitais de mes dernières heures en Inde pour utiliser la carte sim qui cesserait de fonctionner une fois la frontière franchie, et prévenir mes parents que jusqu’ici tout allait bien.
À Sunali, la ville frontière, nous étions désormais pressés : pour être à Kathmandu à une heure décente le soir même, il nous fallait attraper un bus ou un car avant midi. Or, la matinée était déjà bien avancée (je crois bien qu’il était déjà plus de dix heures) et nous devions d’abord franchir le poste frontière indien, puis nous rendre à celui du Népal et acheter nos visas. Il faisait chaud, mon complice cherchait une pharmacie pour acheter je ne sais plus quoi. On se faisait repérer tout de suite avec nos peaux blanches et nos back pack, et un officier de police nous héla d’un signe de la main et nous poussa pratiquement jusqu’au poste frontière indien. Un Turc qui attendait, comme nous, qu’on lui colle un tampon de sortie sur son visa Indien, nous informa qu’il nous fallait patienter au bureau d’accueil, qu’on allait nous appeler. La procédure prenant trop de temps à nos yeux, le Polonais et moi nous campâmes à l’entrée, en dévisageant les fonctionnaires jusqu’à ce que l’un d’eux finisse par nous apercevoir et nous signale d’approcher.
Flanqués du Turc, nous poursuivîmes notre chemin jusqu’au poste frontière népalais, en nous arrêtant au passage pour que le Polonais achète ses médicaments et quelques fruits. J’avais consulté internet avant de quitter la France et le site du gouvernement népalais indiquait que le visa coûtait 25 dollars américains. Entre temps, le prix avait changé, et il me manquait cinq dollars. Le Polonais accepta de me dépanner, mais les douaniers inspectaient les billets avec attention et, au moindre défaut, les refusaient. Nous fûmes tous les deux contraints de courir les bureaux de change pour acheter un ou deux billets de 1 dollar pour remplacer ceux qui avaient été jugés défectueux.
Tandis que nous remplissions les documents nécessaires à nos demandes de visa en regardant avec désespoir l’heure tourner, une Grecque dans la même situation que nous se joignit à notre équipage. On reçut nos visas au compte goutte tandis qu’un groupe de jeunes français cherchaient en vain à obtenir, je crois, l’autorisation de faire le voyage dans l’autre sens.
On paya une fortune des tickets de bus pour être à Kathmandu dans la soirée, et comme on avait une demie heure à tuer avant le départ, j’en profitais pour acheter des naan à un petit restaurant pour compléter ma réserve d’eau et de fruits.
Le voyage dura une bonne dizaine d’heures. Le bus allait d’abord lentement car le chauffeur s’arrêtait dans chaque village et les employés de la compagnie se jetaient alors dans les rues pour courir après les clients. Nous étions encore sur la plaine et le paysage n’avait pas grand chose d’intéressant.
Lorsque le bus fut plein, l’on commença à s’enfoncer dans les montagnes. La route montait, parfois en longeant des canyons très profonds. Les arbres se multipliaient, les rivières aussi. Notre quator international était dispersé aux quatre coins du bus, mais on avait tous sortis nos portables ou nos caméras pour filmer, en bons touristes.
J’attendis en vain d’apercevoir l’Himalaya mais la nuit tomba avant. Le bus recommença à s’arrêter dans chaque village. Je profitais d’un moment de vide pour changer de place et m’assoir à l’avant, sur une grande banquette derrière le conducteur. Une vieille femme népalaise monta dans un village quelconque. Nous échangeâmes quelques mots en anglais et elle m’offrit des biscuits secs. Le trajet commençait à me sembler long, j’avais mal aux fesses et hâte d’arriver mais ça n’en finissait pas.
L’on débarqua à Kathmandu dans un état second. Je laissais aux autres le soins de héler un taxi tandis que je j’emmitouflais mes bras nus dans une vieille couverture récupérée dans un des avions qui m’avaient conduit en Inde. L’on partagea le prix du taxi, qui déposa mes co-voyageurs en centre ville, puis entreprit de s’égarer en tentant de me conduire à ma guest house, dont je finis par lui donner le numéro.
Ma guest house avait deux chiens, ce qui représentait plus de 50% de mes raisons de l’avoir choisie. Je dormais dans un dortoir mixte que je partageais avec un Australien périodiquement sous opium mais toujours sympathique, et un jeune parisien blond un peu snob et prétentieux dont la conversation occupa plusieurs de mes soirées. Il s’avéra que le couple qui possédait la guest house l’avaient fondé avec un français qui vivait dans une autre ville du Népal, mais leur rendait souvent visite, un cinquantenaire sympathique et un peu fêtard qui produisait et vendait localement de l’hydromel. L’ambiance était donc relativement familiale, d’autant que le couple habitait là avec leur fillette de six ou sept ans. Sa soeur aînée, une ado dont je ne me rappelle pas l’âge, vivait chez son oncle et sa tante, et rentrait le weekend. Je me souviens qu’elle parlait très bien anglais.
La pollution cachait continuellement l’Himalaya. Pour apercevoir la chaîne de montagnes, il fallait partir en randonnées sur les sommets locaux. Je choisis la plus haute colline de la vallée de Kathmandu, qui culminait à 3000 mètres avec une station météo tenue par des militaires. Pour m’y rendre, je pris deux mini bus aussi bondés qu’on peut se l’imaginer, et me retrouvais dans un petit village plein de fermes. On était à la veille du festival d’Holi, la fête des couleurs, qui serait célébrée le lendemain dans les grandes villes mais qu’on fêtait le jour même dans les compagnes.
Le début de la randonnée n’était pas très bien indiqué, mais les locaux m’orientèrent dans la bonne direction. Je payais mon droit d’entrée au pied d’une route goudronnée dont l’aspect peut naturel me déçut un peu. Au bout de quelques mètres, je distinguais sur la gauche des marches d’escaliers qui grimpaient sous les arbres. Un homme me confirma que ce chemin menait également au sommet de la colline, mais qu’il n’était pas toujours bien indiqué et que je risquais de me perdre. Je pris la décision de l’emprunter quand même, quitte à faire demi tour si jamais un doute me prenait quant à la direction à prendre.
L’ascencion fut très longue, et souvent raide. Le chemin que j’avais choisi remontait la pente de la colline en ligne droite, contrairement à la route qui serpentait, mais le sentier était très inégale. L’escalier était visiblement en cours de construction : des sections entières du chemin n’étaient constituées que de cailloux rassemblés là pour en former la base mais qu’on avait pas encore recouvert de ciment. À un moment, de grands réservoir d’eaux me barrèrent le passage mais je pus les contourner sans difficulté. Mon sentier finit par croiser la route principale, mais des marquages oranges indiquaient qu’il se poursuivait de l’autre côté et je les suivis. Je transpirais et j’étais à court d’eau depuis longtemps. Le pull acheté en ville me tenait trop chaud mais j’avais froid lorsque je l’enlevais. L’air fraichissait à mesure que je montais. Par endroit, le sentier n’était plus qu’un vague tunnel sous les arbres, et la pente si raide que la randonnée relevait plus de l’escalade que de la marche. L’escalier avait disparu depuis longtemps.
Je m’appuyais sur l’application maps.me pour contrôler mes déplacements, et je finis par rencontrer le point où mon sentier se terminait en regagnant la route principale. À ce stade, j’étais à peu près certain que le sommet ne pouvait plus être bien loin. (J’avais tort.) Je rencontrais une Irlandaise qui avait embauché un guide, car par le passé on lui avait refusé l’accès à la randonnée sous prétexte qu’elle était toute seule. Le guide la décevait, car il fumait beaucoup, de fait il s’essoufflait facilement, et elle devait sans arrêt l’attendre. Encouragée par ma compagnie, elle décida de l’abandonner.
Depuis la route principale, on apercevait déjà les sommets qui scintillaient de neige dans le lointain. À cette distance, même si nous avions su dans quelle direction le chercher, l’Everest n’était rien d’autre qu’un point. Pour dire la vérité, je n’aurais sans doute pas su le différencier des autres sommets. Ils rivalisaient de beauté et de majesté.
Un dernier escalier permettait d’atteindre le haut de la colline, et ce fut une épreuve de volonté pour moi que de ne pas m’assoir sur une marche et m’en tenir là. L’escalier faisait des angles droits régulièrement, invisibles avant d’atteindre les paliers, si bien que je croyais toujours être à deux doigts de l’arrivée et me trouvait systématiquement déçu.
Lorsqu’enfin je gagnais le sommet, l’Irlandaise m’avait devancé. J’achetais un paquet de biscuits secs et une grande bouteille d’eau à un militaire, donnais mon nom et mon adresse à deux autres qui gardaient le passage vers le point de vue, allais m’effondrer sur un banc. De grands nuages blancs portés par le vent s’effilochaient sur les sommets des montagnes. L’Himalaya encerclait la vallée de Kathmandu comme une muraille blanche. J’étais épuisé, essoufflé, et l’idée d’avoir à redescendre à pied tout ce que je venais de monter me faisait regretter de ne pas avoir emmené un parachute. Mais j’étais comblé par la vue et très fier de mon exploit.
Ce fut le plus près que je m’approchais jamais du toit du monde et du paysage qui avait vu Tintin risquer sa vie pour sauver celle d’un ami. Dans la BD, le yéti a sauvé Chang du froid et de la faim, et Tintin parvient à retrouver le jeune garçon et à la ramener vivant chez lui. Je passais aussi longtemps que possible assis sur mon banc à regarder passer les nuages et scintiller les montagnes. Je m’inventais un village ou un monastère perché là haut, et Dylan assis au pied d’un shorten avec une tasse de thé au beurre de yak probablement répugnant mais qui complétait le tableau. Je l’imaginais escalader les montagnes et parcourir les sentiers blancs, bénir les moines de sa joyeuse compagnie, faire voler un cerf-volant et écrire une carte postale à la petite soeur qu’il n’a pas connu.
Dans ma tête, Dylan a toujours seize ans car c’est l’âge qu’il avait la dernière fois que je l’ai vu. C’est aussi l’âge qu’il avait lorsqu’il est mort. Enfant, je m’étais juré d’escalader l’Himalaya pour le secourir. Mais en réalité je n’avais rien pu faire pour le sauver car je ne suis pas médecin, et il avait été malade. Je me le rappelais à moi-même en contemplant ces montagnes qui, pour moi, sont un symbole très fort d’une amitié, d’une loyauté et d’un amour à toutes épreuves. Avant de redescendre, je me promis de revenir avec plus de temps devant moi, et de les explorer.
Dylan aurait sans doute bien aimé le faire un jour. J’aurais aimé le faire avec lui.
Close enough, I guess.
Merci, je pleure tellement tu m’as ému. Ton voyage et ton amitié pour Dylan sont tellement émouvant que je n’en sort pas indemne. MERCI
Tu m’as mis les larmes aux yeux. Très beau texte, Jo.