Ces temps-ci je bosse à temps partiel dans une librairie de ma ville. Inutile de vous dire que l’écriture en a pris un coup, mais comme j’ai eu le bon goût de boucler la réécriture des Soeurs Hiver avant de commencer, la situation reste globalement sous contrôle. Je ne travaille plus que sur Babylone, au stylo plume puisque je suis toujours en train de revoir le plan de fond en comble -et de déterrer régulièrement des trucs intelligents que j’aurais dû voir avant. C’est curieux cette frustration cruelle chaque fois qu’une idée me vient et que je me dis « punaise c’est quand même beaucoup plus cohérent comme ça, pourquoi j’y ai pas pensé avant ? J’aurais gagné tellement de temps ! ». C’est un non sens, parce que si je n’avais pas « perdu du temps » à essayer d’écrire ce bouquin avant, cette idée qui rend tout plus cohérente ne me serait jamais venue. J’écris des bouquins comme on sculpte une statue : je vire la pierre en trop pour dégager la forme qui se trouve à l’intérieur. Ça veut dire que la plupart de mes coups de burin ont l’air de ne servir à rien. Ça fait voler des cailloux, et la forme en dessous reste bizarre et pas du tout ce que je voulais faire. Mais il faut que je continue de creuser si je veux finir par trouver la statue cachée dans la pierre. Si je décide que ça ne sert à rien et que je m’arrête, alors en effet, là j’aurais perdu du temps et de l’énergie.
Il ne faut jamais céder à la tentation de la tractopelle.
Il n’y a pas grand monde dans le rayon SF de la librairie où je travaille alors je suis souvent désoeuvré. Bien sûr il faut réceptionner et ranger les nouveautés et les réassorts, appeler les clients dont les commandes sont arrivées, et de temps en temps découper de nouveaux tickets de tombola (ne posez pas de question), mais tout ça combiné me tient peut-être deux heures, trois en étant généreux. La journée en fait beaucoup plus, et il m’arrive de ne pas voir plus de trois ou quatre clients entre l’ouverture et à la fermeture. Alors oui, je l’avoue volontiers. Je lis derrière ma caisse.
C’est une bonne chose, au final, parce qu’en dépit de mes bonnes résolutions qui n’en étaient pas, je n’arrive pas à lire autant que ce que je voudrais. Et depuis que j’ai commencé à bosser à la librairie, j’ai déjà dévoré deux bouquins, sans compter ceux que j’ai entamé à la maison (et qui, malheureusement, me tombent un peu des mains). Ma dernière lecture m’a laissé à la fois hilare, le coeur brisé et la détermination au fusil (oui, comme la fleur). J’ai lu le premier tome des Livres de la Terre Fracturée, de NK Jemisin. Vous avez peut-être entendue parler de cette trilogie et de cette autrice. Elle a gagné trois prix Hugo les uns derrière les autres, un par an pendant trois ans, un pour chaque tome des Livres de la Terre Fracturée. Et bien sûr il suffit de lire le bouquin pour comprendre. C’est une tuerie. Un petit chef d’oeuvre d’ambition et de SF plein de gens si parfaitement écrits, si plein de failles et de beauté qu’on s’y brise le coeur. J’aime bien parler de mes propres personnages comme des géodes éclatées par leurs histoires, et bien les personnages de la Terre Fracturée correspondent beaucoup plus à cette métaphore (de plusieurs manières, d’ailleurs). Sans parler du fait que je ne m’attendais absolument pas à trouver de la représentation queer d’excellente qualité, ce qui a juste servi à rendre cette lecture parfaite à mon sens. Jpp comme je le dis souvent.
Il va falloir que je mette la main sur les tomes 2 et 3 d’ici hier, mais en attendant j’ai fait ce que je fais toujours quand je lis un livre jusqu’au bout et qu’il me plait : je me suis farci les deux appendices, puis les remerciements. Et dans les remerciements, j’ai lu ça :
Je n’ai jamais rien écrit de plus exigeant que la trilogie de La Terre Fracturée, et il m’est arrivé en travaillant sur La Cinquième Saison de trouver la tâche si écrasante que j’ai envisagé de renoncer. (Il me semble que mes mots exacts ont été : « Effacer cet insupportable gâchis, hacker la Dropbox pour récupérer les sauvegardes, balancer l’ordinateur du haut d’une falaise, l’écraser avec une voiture, mettre le feu à l’ensemble puis enterrer les preuves du crime à la tractopelle. Est-ce qu’il faut un permis spécial pour conduire une tractopelle ? »)
Les Livres de la Terre Fracturée, T1 : La Cinquième Saison; Remerciements. NK Jemisin
Il devait être quelque chose comme minuit. J’ai refermé le bouquin et j’ai regardé le plafond. J’ai ri. Puis j’ai agité le bouquin à l’adresse du plafond et j’ai dit Ok. Ok Muse, Bragi, Odin, l’Univers ou whatever. J’ai reçu le message. I get the point. J’ai compris. Pas la peine d’insister davantage.
Ensuite j’ai été prendre mon carnet et mes feuilles volantes et mon stylo plume sur mon bureau. Je me suis relevé une heure après pour changer la cartouche d’encre. J’ai éteint vers 1h30 du matin et j’ai continué à réfléchir jusqu’à ce que je m’endorme. Je me suis réveillé à 8h30, et je m’y suis remis.
Parce que si NK Jemisin avait cédé à la tentation de la tractopelle, Les Livres de la Terre Fracturée n’existeraient pas. Je ne l’aurais pas lu. Des tas de gens ne l’auraient pas lu. La trilogie n’aurait pas reçu trois prix Hugo. Un chef d’oeuvre n’aurait jamais existé ailleurs que dans la tête de son autrice. Et je veux dire, c’est pas un mauvais endroit où exister pour un chef d’oeuvre. Mais son potentiel si son autrice arrive à se le sortir de la tête et à le traduire en encre et en papier est juste exponentiel. Et la perspective de ce potentiel me donne la rage.
J’aurais peut-être pas trois prix Hugo avec cette trilogie à la con. Ce sera peut-être pas un chef d’oeuvre. Mais ça risque clairement pas de l’être si je la laisse exister uniquement dans ma tête -et si j’enterre ce que j’ai déjà écrit à la tractopelle.