Je m’assois devant mon écran et j’ouvre mon fichier scrivener. J’ai un peu plus d’une cinquantaine de chapitres à corriger et techniquement j’en ai vaincu 12 avant le nouvel an.
Techniquement seulement parce que pour la énième fois, je retourne en arrière pour réécrire le chapitre 5.
Les chapitres 5 sont presque toujours problématique dans les bouquins que j’écris, mais celui-là c’est pire que tout.
J’écris Babylone, une néo tragédie grecque 2000 ans dans le futur, dans une cité oasis solar punk, avec des courses de chevaux dans un labyrinthe techno punk, et des personnages qui ne seront jamais assez punks parce que je ne suis pas certain de l’être ni même de bien comprendre ce que ça veut dire.
Le chapitre 5 introduit l’unE des trois protagonistes : Dante.
Pour vous donner une idée et pour les gens qui sont familiers de scrivener, dans la petite fenêtre en haut à droite, onglet appareil photo, il y a six instantanés dont le plus ancien remonte au 27 avril 2020, et la page est à nouveau blanche. À côté de moi, un fouillis de notes et de schémas, une vague tentative de plan sur laquelle je finirai par briser la plume de mon stylo parce que je suis jamais fichu de penser à prendre un bic ou un crayon pour ce genre de connerie. Il est 19h45, il fait nuit, j’ai froid, je viens de passer une partie de l’après midi à éplucher et à couper des légumes pour faire une soupe, et le reste à glander parce que trop découragé pour retourner me poser devant cette saleté de chapitre cinq et cet individu pénible qu’est Dante Athènes.
Me fatigue, l’animal.
J’ai tout essayé pour faire vivre Dante, pour l’écrire de la manière dont zey est destinéE à être écritE. Pour lui faire justice. Pour l’introduire d’une manière qui imprimera dans l’esprit de qui me lira ce qu’il y a dans le mien, ou quelque chose d’aussi approchant que possible, quand je pense à Dante.
Je l’ai rendu amnésique, je lui ai donné un ami imaginaire qui lui parle dans sa tête, j’ai mis du sable qui n’est pas vraiment là dans sa bouche, altéré la manière dont zey revit ses souvenirs jusqu’à lui faire se demander si c’était vraiment un souvenir ou bien un rêve, je l’ai fait s’avachir sur la banquette où zey est assisE, trépigner, soupirer, grincer des dents, lever au plafond ses yeux hétérochromes, s’ouvrir les paumes des mains avec ses ongles, se perdre dans des données incompréhensibles au commun des mortelLEs, je l’ai fait s’engueuler avec sa mère et son frère adoptif, haïr de toute son âme celle qu’on veut lui faire accepter pour soeur, je lui ai fait peur jusqu’à la crise d’angoisse, transpirer, geindre et crier, tout ça en vain.
À chaque fois j’ai tout effacé, et me revoilà encore au point de départ.
Page blanche.
Merde à la fin, Dante. L’histoire ne peut pas exister sans toi, cette scène capitale n’existe que de ton point de vue. Je dois t’écrire, sinon on y sera encore l’an prochain, alors pourquoi tu te laisses pas faire ? C’est quoi, ton problème, petitE scientifique non binaire prétentieux ?
Oui, je sais, je devrais dire « tes » problèmes. Je t’en ai collé tellement qu’ils ne tiennent même plus dans le chapitre 5, d’où l’amnésie : ça me permettra d’étaler ton passé tout au long du roman, à mesure que ton historique te revient morceau par morceau, rêve par rêve, flash par flash. Et puis ça te rend intéressantE.
Pas que tu ne l’es pas déjà avec ta phobie du soleil. Je devrais modifier ta tenue d’ailleurs. T’emmitoufler davantage. Te coller un parasol, tiens, en voilà une idée qu’elle est bonne !
Ok mais STOP ! L’idée c’est pas d’en rajouter, c’est d’en enlever ! Il est déjà monstrueux, ce chapitre, si j’en rajoute ce sera plus un mammouth mais un gratte-ciel !
(Qu’est-ce qui est plus grand : un mammouth ou un gratte-ciel ?)
Ce chapitre 5 c’est comme mon sac à dos la veille d’un départ en voyage. Plus je le remplis, plus je prends la mesure de ce qu’il faut que je mette dedans, moins il y a de place. Alors je vide le sac, je trie le contenu, je re-remplis, mais ça ne va toujours pas, il manque des choses. Je re-vide le sac, je re-trie, j’organise différemment, je tente de faire tenir un truc dans une autre poche, j’enlève ce dont je crois pouvoir me passer mais je réalise à mi-chemin qu’en fait je ne peux pas m’en passer, je fixe des trucs de manière précaire sous les sangles à deux doigts de sauter, je soulève, ça pèse une tonne, y manque la moitié des choses et la moitié du contenu ne me servira à rien.
Sauf que quand je fais mon sac je finis toujours par être obligé d’arrêter et de partir parce que le train, le bus, l’avion, le BlaBlaCar vont pas m’attendre. Et puis tant pis d’ailleurs, si y a des trucs qui manquent ou des trucs en trop. C’est pas la mort, je serai de retour dans une semaine, un mois, un an. C’est pas grave.
Dante et cette saleté de chapitre 5, c’est une autre paire de manches, parce qu’il est hors de question que ce truc soit moins que parfait.
Dante, j’ai besoin de toi. J’ai besoin de ta voix, de ton chuchotis intérieur. De ce qui te bouffe et te ronge. J’ai besoin que tu me parles, ou à défaut, que tu parles à quelqu’un d’autre. J’ai besoin de trouver comment t’écrire.
Sinon ce récit n’ira nulle part, et la vraie tragédie grecque, ce sera ça.